Peu de clichés sont aussi agaçants que de qualifier une œuvre d’art – surtout un film ou un album– de « lettre d’amour » à un lieu donné. Cette formule est souvent accolée à des œuvres liées à une grande métropole, particulièrement quand il s’agit de la période la plus mythifiée de cetteville : Paris dans les années 20, Rome dans les années 60, New York dans les années 70, ou de plus en plus, le début des années 80.
Pour être honnête, c’est généralement une expressionflatteuse. Mais la difficulté avec les lettres d’amour, c’est que, sauf quand elles sont écrites par quelqu’un comme Anaïs Nin ou Franz Kafka, elles n’intéressent souvent que le destinataire. Et le problème de rédiger une lettre d’amour à une ville, c’est que pour vraiment la comprendre, il faut aller au-delà de la simple affection.
En ce sens, le nouvel album de BaBa ZuLa, İstanbul Sokakları (Les rues d’Istanbul), n’est pas une lettre d’amour à Istanbul. Il est trop réfléchi et trop ample pour être décrit ainsi – et certainement trop critique. Il ressemble plutôt à une conversation. İstanbul Sokakları laisse la ville s’exprimer par elle-même, à travers de nombreux enregistrements de terrain, à commencer par l’annonce du train Istanbul Express qui ouvre le disque.
Comme à son habitude, le groupe, actif depuis de nombreuses années, lance rapidement sa locomotive sonore, profondément ancrée dans l’Anatolie. L’album compte trois longues odyssées psych-drones, portées par une répétition mélodique évoquant les ragas indiens. La plus longue, « Yok Haddi Yok Hesabı (No Limit No Calculation) », dépasse les onze minutes et déborde de la tension sombre et hypnotique propre au psychédélisme turc. Le klaxon du bateau et le cri des mouettes qui introduisent le morceau suivant ramènent le disque dans les rues annoncées par le titre : İstanbul Sokakları évolue ainsi entre le réel et l’imaginaire. Cette transition est harmonieuse, et c’est pourquoi İstanbul Sokakları s’apparente plus à une psychogéographie sonore d’Istanbul – un disque où le regard objectif et le ressenti subjectif s’entremêlent dans une expérience musicale singulière.
Les émotions mises en avant ne se limitent pas à un simple engouement pour les couleurs et les saveurs locales. Sur « Arsız Saksağan (Cheeky Magpie) », le leader Osman Murat Ertel énumère des doléances légitimes : féminicides, censure gouvernementale, destructions environnementales (les hôtels de luxe sur les baies fragiles), et la détention des activistes qui osent résister. Son saz amplifié se fait violent sur « Yaprakların Arasından (In Between the Leaves) », sur des paroles où le soleil est à la fois beauté et force suffocante qui brûle dans le béton. İstanbul Sokakları serre parfois l’auditeur à la gorge : il s’agit d’une transe, non d’une méditation.
Et puis, dans une coda à la tendresse inattendue, l’album s’achève sur Ertel jouant du saz sur un enregistrement d’oiseaux dans son jardin. Alors que l’œuvre est presque entièrement tournée vers le côté public d’Istanbul, la dernière note d’İstanbul Sokakları est intime et sentimentale. Autrement dit, pour BaBa ZuLa, quelles que soient les multiples facettes d’Istanbul, elle reste une seule chose : le foyer. – ✪